Tout a commencé, mi-avril, par un simple mail :

 

« Manu, on convoie Orange II à New-York début mai. Ca te dit ? »
Inutile de préciser ma réponse,..

 


Le second mail, daté du 2 mai, fut aussi bref : « Départ Lorient prévu à 17H, jeudi. »


Je vous passerai le détail de mon emploi du temps entre ces deux mails : gérer  mon absence surprise au bureau, rassurer mon papa à moi, obtenir le visa US (un plaisir) et réussir à dormir dans mon état d’excitation.


Ma première transat à effectuer sur le plus rapide voilier du monde conjugué à mes premiers pas sur le continent américain,..à New-York qui plus est,.. Ca a de quoi vous faire monter l’adrénaline.



Jeudi 4 mai


winch250.jpgDépart de Montparnasse "Un aller simple pour Lorient siouplait". Le retour se fera par Roissy. Sensation étrange.


J’engloutis, en solitaire, mon dernier steak frites au buffet de la gare Bigouden, puis taxi vers la base des sous-marins où Orange II m’attend gentiment.

Tout est calme à bord, aucune fébrilité (mis à part la mienne) parmi les membres de l’équipage.

Nous quittons le quai à 17H comme si nous partions faire le tour de Groix.

On range les pare-battants devant Port-Louis, puis on hisse la Grand Voile. Tout pareil à une sortie de port sur Ratafia. A la différence près, qu’à 8, sur les moulins à café, nous mettons 20 minutes pour la hisser au 2ème ris. Plaque de chocolat abdominale assurée en quelques semaines.

 


A la Pointe des Chats, Bruno Peyron sonne le rassemblement des troupes pour faire un check sécurité. Tout y passe dans la plus grande tradition de respect de la mer : gilets, harnais, lignes de vie, pyrotechnie individuelle, …


Bruno explique ensuite la configuration météo qui nous attend : pour gagner le grand large, nous devrons d’abord payer le péage par le passage inévitable d’un premier front dès demain matin avec 35-40 noeuds dans le nez.
Ensuite, dans l’immense Atlantique et grâce aux fichiers météos que nous recevons toutes les 6 heures, nous aurons tout loisir de nous placer là où il faut pour que la traversée se passe dans les meilleures conditions (l’objectif n°1 restant de ne pas abîmer le bateau afin qu’il soit en parfait état pour s’attaquer au Record de l’Atlantique Nord - dans l’autre sens.) barre_orange_250.jpg

 


Pour l’heure, on me laisse la barre, pour un coucher de soleil sur Groix. Le ciel « d’avant front » est magnifique : orange strié de long nuages blancs, je n’arrive pas à réaliser mon bonheur et me contente d’adopter un sourire de simple d’esprit. Le bateau « se traîne » alors, au près, à 15 noeuds.

 

21 heures, les 5 bâbordais dont je fais partie, vont se coucher.
Le rythme des quarts est pris : 4 heures de sommeil, 4 heures de quart et grosses manoeuvres lors des changements de quart (dur-dur au réveil.)

                                      


Vendredi 5 mai

 


Après voir vu s’éloigner les derniers feux du vieux continent, la grande houle de l’Atlantique vient nous cueillir au petit matin. Orange II tangue à son rythme, tandis que le capt’ain prépare sa stratégie pour aborder la dépression qui nous guette. Au vu de celles qui vont la suivre, décision est prise de l’aborder par le sud quitte à affronter de l’ouest pour éviter de grimper trop au nord.

 


Les derniers restes des poulets rôtis embarqués la veille sont engloutis par l’équipage.

L’appétit n’est pas un vain mot à bord d’Orange II. Ca bouffe tout le temps : des montagnes de rillettes et des palettes de friandises,….

 

J’essaie de faire mes premiers envois d’articles, de photos et de vidéos, enfermé dans le local technique de la coque bâbord. La nausée n’est pas loin, je remets à plus tard cette noble intention. 
    

 

Samedi 6 mai

Cette fois on y est : depuis hier soir, 35 noeuds d’ouest dans le nez accompagnés de grains rapprochés.

Tout aussi marin et puissant qu'est le catamaran géant, le "près" n'est décidément pas son allure favorite. Estomac sensible s'abstenir quand les grandes coques, telles des béliers, rentrent dans la plume.
2285.jpgA l’intérieur, sur ma bannette, j’ai les cervicales écrasées à chaque fois qu’Orange II dévale une crête. S’ensuit l’impression d’être empalé par le mât lorsque le catamaran finit sa course au creux des lames, pour finir en lévitation au franchissement du sommet de la vague suivante.
Le tout agrémenté des hurlements permanents du carbone fouetté par le vent et la mer.
A l’extérieur, plus question de me donner la barre. Au mieux, jambes écartées autour du winch, me laisse-t-on la responsabilité d’avoir à choquer l’une des deux écoutes en cas de survente incontrôlable.
Seule tâche à laquelle je ne risque pas d’échapper : le moulin à café où tous les muscles sinon de l’équipage, au moins de la bordée, sont indispensables. 

Un rythme épuisant s’installe ainsi à bord durant 36 heures avec l’épreuve redoutable, pour le novice que je suis, de la prise de quart sur la coque opposée :
Tout commence par une lampe torche dans les yeux brandie par un équipier en tenue de cosmonaute qui vous secoue. Petit à petit, des éclairs de lucidité apparaissent. Orange II, l'Atlantique, 4H de sommeil donc, logique, c'est à nous, Bâbordais, de prendre la relève.
Une fois la réalité admise, la course commence dans les coursives. 15 minutes pour être opérationnel sur le pont, c'est peu. 2289.jpg
Enfilées les trois polaires qui vous servaient d'oreiller saumâtre. Direction le placard à cirés. La numérotation, bien visible, de chaque tenue évite heureusement d'accroître la confusion. Salopette d'abord, puis veste à enfiler sur les couches de polaires. Contorsions de droite, de gauche pour enfiler la camisole.
Merde ! Ça piaule encore dehors, je ferai mieux de régler mes petites envies tout de suite, d’où crochet par les toilettes (70cm 2) pour le rodéo de la mort.
Quelque peu livide, vous ressortez enfin du cachot. Direction "Les bottes". Facile ! Elles sont toutes bleues avec des semelles blanches! Personnalisation fortement conseillée.
Je ne dispose plus que de quelques minutes pour enfiler la brassière-harnais (celle qui pèse une tonne et qu'on enfile toujours à l'envers), le sac banane contenant tout le matériel de signalisation en cas de passage par-dessus bord (manquerait plus que ça) et la lampe frontale. La lampe, au-dessus ou en dessous du bonnet ? Sur ou sous le ciré ? Basta ! ça ira bien comme ça. Direction le cockpit.

Welcome dans le troisième monde.
Noroît oblige, c'est donc sur tribord que ça se passe. Il ne reste donc plus qu'à traverser le trampoline,...
L'eau phosphorescente défile comme une cascade sous le filet, jaillissant, d'ici de là en geyser glacé.
Les écoutes bâbord renvoyées sur tribord strient l'espace dans tous les sens et à toutes les hauteurs. Je passe par au-dessus (très esthétique si tout se passe bien) ? Je rampe dessous (ridicule et humidifiant)? Chaque bout offre son dilemme à résoudre en une fraction de seconde selon les mouvements du bateau.
Le champ de mine est presque passé, plus qu'un mètre et je suis chez mes amis Tribordais. Embardée du bateau. Me voilà assis sur le filet bénéficiant d'un lavage fessier salé. 
Je rampe sur les derniers centimètres, m'accroche à ce que je peux (pas la barre svp, pas le moulin à café - trop mobile, pas le winch, risquerai d'y perdre des dents) pour atteindre enfin le Nirvana, son thé et son café brûlant.
Allez, c'est parti pour 4 heures avant de refaire le chemin inverse.  


Dimanche 7 mai
 

Fin du coup de vent.

speed.jpgAu petit matin, l’Atlantique semble me féliciter de mon déniaisage et m’offre du jamais vu : un arc-en-ciel de nuit, fruit des derniers grains et d’une lune toute ronde qui part se coucher.
Cela va du blanc au violet sombre en passant par le bleu émeraude. Me voilà amplement récompensé de mes frayeurs et fatigues passées.

 


Huit heures plus tard, je me sens complètement amariné d’autant qu’une fois ce billet d'entrée payé à l'Atlantique Nord, Orange II profite désormais d’une zone anticyclonique basée, comme il se doit, au nord des Açores.
Le speedo chatouille gentiment les 15 noeuds. Cap à l'ouest.Vidéo


Je décide de me rendre plus utile que les jours précédents et commence à faire siffler la cocotte.
Je me lance ainsi dans ce que j’appelle, à bord de Ratafia, un « merdier ». Comprenez : un plat ratissant toutes les denrées périssables en voie de décomposition.
Oignons, patates, jambon, saucisson à l’ail, crème fraîche, tout y passe. J’y gagne mes lauriers à bord d’Orange II.

Chaque équipier ressort de la cambuse avec un sourire d’enfant jusqu’aux oreilles.

Me voilà élu cuistot officiel

 

  

 

Lundi 8 mai

L'ambiance "Space Mountain" à l'intérieur du monstre a désormais complètement disparu.
Finis les hurlements du carbone, exit les accélérations à vous tasser les cervicales dans votre bannette. Orange II a bien décroché son flux de nord pour aller se recaler au sommet de la prochaine dépression et y glaner en fin de journée un bon flux de sud-est.

2286.jpgMalheureusement le saut entre les 2 systèmes n’a pu se dérouler en parfaite harmonie et Orange II s'est retrouvé, comme prévu (quasi à la minute près), à 10H15 dans la calmasse.
Contraint de faire tourner ses moteurs durant 4H pour ne pas rater le rendez-vous de la prochaine dépression. L'équipage en profite pour ranger, nettoyer, voire même pêcher pour certains.

Question nettoyage, point trop n’est besoin d’en faire à bord d’Orange II où respect, ordre, propreté, politesse règnent en toute discrétion. Alors qu’en nos bureaux des beaux quartiers parisiens, nos toilettes deviennent zones sinistrées tous les matins dès 10 heures, aucune mauvaise odeur ni trace suspecte ne sont à reprocher dans le shaker du trône d’Orange II. Alors qu’on se fait régulièrement mettre plus bas que terre pour une coquille anodine sur un compte-rendu de réunion, les « s’il te plait, lofe plus » et autres « merci de choquer rapidement » gazouillent à bord.

 

 

Vidéo : coque bâbord intérieur

Vidéo : coque tribord intérieur

Mardi 9 mai

0076_redimensionner_300.jpgMagie de l'informatique et des fichiers météos reçus via Inmarsat : la trajectoire d'Orange II serpente gaiement entre les isobares de l'océan Atlantique.
Et que je te quitte cette dépression, pour aller accrocher l'autre qui va m'offrir un sympathique flux de sud-est. Et que je te la re-quitte dès que celle-ci devient plus capricieuse.
Je prends. Je laisse. Je garde encore un peu. Prévenez-moi si ça monte, .. Une vraie bourse aux vents à bord du maxi catamaran.
A ce petit jeu, notre actionnaire en trinquette et grand voile arrisée ne cesse d'y gagner les dividendes. Une trentaine d'heures se sont ainsi écoulée durant lesquelles chaque bordée a accumulé durant ses quatre heures de quart, plus de 80 milles au loch,... Plutôt satisfaisant comme bilan ! A l'extérieur comme à l'intérieur, les sourires sont désormais omniprésents sur les visages salés et mal rasés de l'équipage.

Grand plaisir de barrer en regardant le speedo osciller en permanence entre 20 et 30 noeuds et douce quiétude dans sa bannette d'entendre les coques siffler régulièrement tel un TGV.
Notre Atlantic Express est cependant bien seul au milieu de l'Atlantique et le prochain arrêt buffet est encore à plus de 1500 milles,...
  

 

 

Vidéo : manoeuvres à l’avant

 

Mercredi 10 mai   

Lunettes de soleil de rigueur aujourd’hui..

2290.jpgAprès avoir coiffé, par le haut, la dernière dépression, le maxi catamaran profite maintenant d'une zone de flux constant de Nord qui le pousse au largue, à 20 noeuds, vers les côtes américaines.

L'Atlantique Nord a ainsi décidé d'être clément avec nous et de nous offrir désormais une transat digne d'une traversée par les alizés.
L'équipage en profite pour bichonner le bateau (derniers réglages sur les haubans, entraînements aux manoeuvres, vérification de l'accastillage,...) afin que le grand multicoque soit dans les meilleures conditions pour affronter le record qui l’attend à New-York. D'autres équipiers moins talentueux dans l'art de la bricole participent à leur manière à la dynamique effervescence du bateau. 
Pour ma part, je mets les petits plats dans les grands. Jugez plutôt : sur le podium érigé par l'équipage, on remarquera la potée des 2 choux et son lardon, le rougail saucisse des Mascareignes et le taboulé aux tomates du jardin.
Une seule catastrophe se profile à l'horizon : l'énième raclage du dernier pot de Nutella n'a pu donner qu'une maigre crotte à étaler sur le cake du barreur,.... Le conflit social restant à craindre,... Le patron fut amené à ouvrir la porte des négociations sur l'entame, désormais urgente, du jambon de Bayonne.  
 

Jeudi 11 mai

foc.jpgCa filoche toujours gentiment à bord d’Orange 2.
J’ai désormais complètement pris mes marques à bord et ne ressens plus aucune fatigue malgré cet inhabituel rythme de sommeil.
Mon emploi du temps est désormais complètement calé : 2X4 heures de sommeil et 4X4 heures d’éveil pour participer aux manoeuvres, nourrir mon petit monde, et réaliser mes reportages quotidiens.
Je me suis en effet complètement familiarisé avec tous les moyens embarqués. Aussi sophistiqué que soit tout ce matériel (caméras et appareils numériques, pc, table de montage, 2 Inmarsat Fleet permettant une transmission à 256 Kbits/s, Inmarsat C), tout a été conçu à bord pour que leur utilisation soit enfantine.
Je m’amuse donc comme un petit fou avec tous ces joujoux mis à disposition en essayant juste de ne pas pomper trop de jus ni de trop saler la facture télécoms.

La vie est belle. On va même trop vite à mon goût. Pas pressé de retourner parmi les terriens   

 


Vendredi 12 mai

courtoisie300.jpgÇa commence à sentir l'écurie à bord d'Orange II. Non au sens olfactif du terme puisque hier a été la journée "hot" du voyage avec grande toilette en tenue d’Adam à la clé. Mais l’Amérique commence, à 48H de l'arrivée, à se faire sentir.

Les cargos deviennent plus fréquents, les pétrels disparaissent au profit des premières mouettes, la température de l'eau est brusquement passée à 20° par l'effet du Gulf Stream et 3 couples de baleines, type rorqual, ont été croisés nous rappelant la richesse animale des bancs de Terre-Neuve que nous longeons par le sud.

En terme de navigation, Orange II est désormais au Grand Largue, cap direct sur New York.

Sous trinquette, petit gennaker, grand voile à un ris, le grand catamaran est calé à 24 noeuds pour 17 de vent réel.
La puissance de près d'un millier de mètres carré de toile se fait ainsi largement ressentir et nous nous payons désormais le luxe de doubler les cargos en route vers le Nouveau Monde
.

 Vidéo : coucher de soleil sur l’Atlantique    

 

 

Samedi 13 mai  

Brrr, fait pas chaud dans le quartier,...

2288.jpgAprès que le Gulf Stream nous ait gratifiés d'une eau à 20 °, le Labrador a, depuis quelques heures, repris les choses en mains en faisant chuter le thermomètre à 6°.
Ça se ressent dans l'atmosphère et les ablutions matinales de l'équipage sont désormais complètement hors sujet.
Ajoutez à cela un brouillard bien pénétrant, le ton est donné pour cette neuvième journée de mer.

La navigation se passe cahin-caha avec, heureusement, une efficace retenue de bôme évitant tout empannage involontaire sous les 27 noeuds de Nord Ouest poussant Orange II vers le symbolique phare de Nantucket. 

D'ici-là, ambiance bottes, cirés et capuche bien en place. Un temps qui rappelle le pays.
 

Dimanche 14 mai

Brouillard à couper au couteau toute la nuit.
Nous
avons frôlé Nantucket sans le distinguer, zigzagué entre les chalutiers pour entre-apercevoir, en début d’après-midi, Long Island.

Ambiance mitigée lors de la remontée vers New-York et l’Hudson River.
Joie, certes, d’arriver à Big Apple, mais sentiment d’une course trop rapide, envie que cela dure encore un peu.

Nous savons trop ce qui nous attend à l’arrivée : Formalités, mondanités et actions de communication en tout genre, …

Fini Nutella à la cuillère, jambon de Bayonne à pleines dents, nuits agrippés au winch, arcs-en-ciel de nuit, familles de baleines,….

Orange II s’amarre en douceur à Chelsea pears. 2287.jpg

Derniers moments de connivence : le décrassage aux douches du Club House suivi du rhum arrangé que j’avais embarqué clandestinement.

Fin du voyage dans un presque silence de connivence, les mots ne serviraient à rien, le sourire aux lèvres de chacun est éloquent à lui seul.


Vidéo
                                    

PS : Nous avons mis 10 jours, à 12 noeuds de moyenne, pour convoyer Orange II d’Est en Ouest.
Quelques semaines plus tard, il en en mettra 4 pour revenir en Europe et empocher le record.